École d'Arts Martiaux Chinois de Brice Amiot

La Valeur d’une Ceinture

 

Aujourd’hui, une ceinture de couleur représente, au sein d’une école ou d’une fédération d’Arts Martiaux, l’acquisition d’un ensemble de connaissances et de compétences. La ceinture est le symbole d’un enseignement d’ordre général structuré par un programme. Ce qu’un programme impose, pour chaque ceinture de couleur, est un minimum de savoirs et de savoir-faire à maîtriser pour être apte à comprendre les enseignements du niveau supérieur. En d’autres mots, une ceinture, en fonction de sa couleur, indique qu’un travail précis a été fourni par un élève sur une certaine période de temps. Elle atteste un niveau d’étude et de pratique au sein de l’organisme qui dispense l’enseignement. Il y a donc plusieurs paramètres à prendre en compte pour estimer la valeur d’une ceinture : sa couleur, la personne ou l’organisme dont elle provient, le programme exigé pour son obtention et le temps d’étude imposé pour accéder à l’examen sensé la valider.

La couleur : c’est principalement au sein des Arts Martiaux Okinawaïens et Japonais qu’on différencie l’apprenti de l’expert à l’aide d’un code vestimentaire. La ceinture de couleur est sans aucun doute le plus célèbre d’entre eux. Les premières écoles traditionnelles n’avaient que deux couleurs pour indiquer le niveau d’expérience des pratiquants. La couleur blanche pour ceux qui étaient en phase d’acquisition des bases et des rudiments de l’art et la couleur noire pour ceux qui les maîtrisaient. C’est en occident qu’on institua des couleurs intermédiaires. Cela fut la conséquence logique de la structuration d’un programme graduel d’enseignement général.

On dit souvent que ce système de couleur occidental apporte « les carottes qui font avancer l’âne ». Tout est une affaire de point de vue mais si on s’en tient au fait qu’il est nécessaire, pour une école, de fournir à ses élèves un programme d’évolution, une ceinture de couleur offre un très bon moyen de représenter un palier sur l’escalier de l’apprentissage.

On dit également que les ceintures de couleur contribuent au développement de certains égos. Oui, si les élèves sont mal dirigés par un professeur qui oublie de rappeler qu’une ceinture ne donne aucun pouvoir et qu’elle peut, à tout moment, être retirée à celui qui n’y fait pas honneur par un comportement humble et altruiste.

Dans la société asiatique, l’ancien est respecté. Il faut entendre par « ancien », « celui qui était là avant ». Celui-là a de l’expérience et dans les Arts Martiaux comme dans la vie, l’expérience traduit une certaine maturité. Par l’expérience les enseignements passent la barrière du mental pour être ressentis dans toutes leurs subtilités. Avec le temps et la répétition, ils finissent par constituer une seconde nature et ouvrent ainsi la porte aux savoirs supérieurs. L’ancien est donc celui qui peut nous faire bénéficier de son expérience et il est bon de pouvoir l’identifier au premier coup d’œil lorsque les écoles comptent de nombreux élèves.

Rappelons également que dans cette même société ou l’ordre est gage d’harmonie, la hiérarchie est un repère. Nous avons donc, grâce au système des ceintures de couleur, un très bon moyen de donner à une école, un code qui permet à chacun de situer l’autre sur l’échelle des connaissances.

La personne ou l’organisme qui délivre la ceinture : il va sans dire que la valeur d’une ceinture est également liée à celui ou ceux qui la délivrent. Une ceinture distribuée trop facilement, « pour faire plaisir », par un professeur ou une école qui compte avant tout motiver ses élèves à rester en flattant leur égo n’a que peu de valeur. Je ne parle même pas des ceintures données sans examens, « pour services rendus ».

Lorsqu’un organisme fédéral a pour but majeur de faire de l’argent avec les Arts Martiaux, il doit s’assurer d’avoir un grand nombre de licenciés et un examen trop compliqué pour l’obtention d’une ceinture sensée valider l’accès aux diplômes de professeur est un handicap. Si les masses échouent, elles ne peuvent accéder aux formations payantes, ne peuvent donc pas ouvrir de clubs ni faire de nouveaux licenciés : ça n’est pas bon pour les affaires tout ça ! Les ceintures délivrées par ce type d’organisme ont une valeur car elles représentent les clés qui ouvrent les portes d’une carrière légale d’enseignant dans un pays comme le nôtre mais elles ne valident, à mon sens, qu’une capacité à se conformer à une volonté de vulgariser les Arts Martiaux en en faisant des disciplines purement sportives et tellement lucratives. Si on souhaite enseigner légalement, il faut passer par là mais ne soyons pas dupe, cette ceinture est celle d’un système financier.

Pour moi, une ceinture aura de la valeur dès lors qu’elle aura été remise par un professeur ou un organisme exigeant dont l’unique but est de préserver la richesse d’un enseignement traditionnel et d’assurer sa correcte transmission. C’est pour cette raison qu’en France, un professeur peut avoir une ceinture fédérale (celle qui lui permet d’enseigner légalement) et une ceinture d’école (celle qui désigne un niveau d’étude au sein d’une école martiale traditionnelle). A vous de voir qu’elle est celle qui a le plus de valeur à vos yeux.

Le programme de validation : Un programme doit inviter un élève à se dépasser. L’objectif du programme d’une ceinture est de rassembler les connaissances et les aptitudes qui, une fois maîtrisées, permettront à cet élève d’être en mesure de travailler sur les enseignements supérieurs. L’étude des Arts Martiaux implique de fournir un travail sur plusieurs plans :

  • Sur sa personne en respectant, dans le Dojo comme dans la vie, l’ensemble des vertus martiales. Un Artiste Martial a des devoirs envers son école, son professeur, ses parents, ses ancêtres, ses amis, ses collègues de travail, la société et la planète qui l’accueille. Ce qu’il est en tant qu’être humain déterminera, au sein d’une école traditionnelle d’Arts Martiaux, son accès aux plus hauts niveaux d’instruction.

  • Sur son comportement et sa présentation générale. Normalement, un Artiste Martial reçoit de son professeur, une éducation destinée à faire de lui un être respectueux et respectable. La manière de se tenir, de se vêtir, d’écouter, de parler, de considérer les autres, de marcher et même de s’assoir durant les entraînements et, forcément, durant l’examen d’une ceinture est déterminante pour son obtention. Veiller à ce que l’on fait sans relâche, c’est être sur ses gardes dans le moment présent. Le guerrier doit rester attentif, se surveiller et surveiller les autres. L’homme vulgaire se laisse aller et s’attire le mépris des enseignants.

  • Sur l’histoire de son Art. Lorsqu’on connait l’histoire de son Art on est à même de le comprendre dans sa profondeur.

  • Sur la théorie de son Art. La pensée des anciens Maîtres est complexe et simple à la fois. Complexe parce que nous avons perdu le bon sens ainsi que la capacité d’observer et de ressentir. Simple parce que nous compliquons tout par nos raisonnements purement mentaux. Connaître la théorie de son Art, c’est se replonger dans la pensée des anciens Maîtres et être éclairé par leur sagesse ainsi que par l’ingéniosité dont ils faisaient preuve pour transmettre (ou dissimuler) leurs connaissances.

  • Sur le plan physique. Il ne peut y avoir de développement de l’esprit sans développement du corps.

  • Sur le plan technique. Il va sans dire que les techniques doivent indiscutablement traduire une expérience et une compréhension à la hauteur du niveau de la ceinture requise. Certaines écoles insistent énormément sur les connaissances théoriques et sont plus que tolérantes sur le plan technique. Avoir une tête bien pleine ne sera d’aucune utilité lorsqu’il faudra « croiser les mains » avec d’autres pratiquants. Je me rappelle la phrase stupide d’un professeur que j’avais observé donner un cours à de jeunes élèves il y a quelques années : « je ne sais pas faire cette technique mais je sais très bien l’expliquer ». Pour ma part, je pense qu’une action martiale bien montrée et démontrée vaut mieux que mille mots. Si un professeur est mauvais techniquement, ses élèves le seront également.

  • Sur la manière dont il vivra son Art. Nous en reparlerons plus loin mais il va sans dire qu’un pratiquant vide d’intention exécutant des gestes sans convictions ne pourra obtenir un grade dans une école martiale sérieuse.

Le temps d’étude imposé : pour qu’un fruit soit bon, il lui faut une bonne terre, du soleil, de l’eau, de l’air pur et du temps pour parvenir à maturité. Le temps est un facteur essentiel dans un processus de réalisation. Les enseignements Martiaux ont besoin de temps pour transformer un pratiquant. Il doit donc y avoir, selon moi, un temps minimal d’étude imposé entre les différents examens. J’ai autrefois fait partie d’une école dans laquelle passer une ceinture constituait une véritable épreuve mais les éléments de l’examen étaient à 70% théoriques et il n’y avait pas de grandes exigences techniques. Il n’y avait pas de temps de travail imposé entre les examens. Du coup, les élèves de l’école se transmettaient les réponses aux questions théoriques de l’examen et n’effectuaient qu’un travail technique superficiel. J’ai vu des gars arriver dans cette école sans aucune prédisposition physique ni aucun bagage technique. En l’espace de 3 ou 4 ans, ils validaient l’ensemble des ceintures pour devenir ceinture noire de l’école et enseignant. Ils passaient parfois jusqu’à trois niveaux par an. Résultat : le niveau de l’école est aujourd’hui très bas. Ses représentants haut gradés feraient rire beaucoup d’élèves de niveau moyen d’écoles exigeantes sur le plan technique et physique. Ils ont une ceinture noire et pourtant, lorsqu’on les regarde pratiquer, on sent bien qu’il n’y a pas de condition physique, pas de rigueur technique, pas d’expérience de la réalité des échanges non conventionnés … Il y avait un proverbe dans les anciennes écoles martiales Chinoises pour désigner ce type de pratiquant prêt à brûler toutes les étapes de formation afin d’arborer une ceinture de couleur supérieure. Si mes souvenirs sont bons c’était quelque chose comme « poings d’argile, jambes de brocart ». Cela désignait les pratiquants qui, malgré leur statut d’Artiste Martial expérimenté, ne possédaient aucune des qualités physiques et techniques essentielles à tout élève sérieux : la solidité des jambes et la puissance des bras en sont les symboles. Mais comme dans toutes les voies initiatiques, on trouve des gens bien plus préoccupés par leur image que par la préservation de l’art. Ces individus contribuent à l’appauvrissement des Arts Martiaux et à la chute de leur école.

Il y aura toujours des gars qui seront habités par le désir profond d’arriver au sommet d’une montagne en la gravissant à pied quels que soient les obstacles et le temps nécessaire. Il y aura également toujours d’autres gars pour les comprendre et les suivre. Ce qu’ils accompliront en arrivant au sommet les transformera. Beaucoup croiront que cette transformation est la conséquence de se trouver au sommet et s’empresseront de louer un hélicoptère pour s’y rendre et crier au monde qu’ils sont en haut, eux aussi (en oubliant de préciser qu’ils n’y sont pas allés à pied). C’est vrai, ils sont en haut, mais ils sont en haut en étant toujours les mêmes que lorsqu’ils étaient en bas quelques minutes auparavant car ce n’est pas d’atteindre rapidement le sommet qui est constructif, mais bien de parcourir le chemin qui y mène, à pied. Le temps, au même titre que les efforts, fait partie de l’équation lorsqu’on souhaite évoluer, se transformer en quelqu’un de meilleur, devenir plus fort.

Tout ça pour vous expliquer, chers élèves, pourquoi les tests destinés à valider une ceinture dans notre école sont assez difficiles même si je m’acharne à vous fournir le maximum d’éléments pour vous y préparer en toute confiance. S’ils ne l’étaient pas, votre ceinture n’aurait que peu de valeur à vos yeux et aux yeux des autres. Voilà pourquoi ces tests comprennent trois épreuves : une épreuve théorique, une épreuve physique et une épreuve technique. Voilà pourquoi j’impose un certain temps d’étude entre chaque passage de ceinture. Voilà pourquoi je vous demande de ne pas vous donner les réponses des tests entre vous (je souhaite, quand vous ne savez pas, que vous cherchiez par vous-même avant de me questionner. La réponse prendra alors tout son sens). Voilà pourquoi je vous encourage à faire attention à votre comportement durant les cours, durant l’examen et durant votre vie quotidienne.

Mais, vous le savez, les passages de ceintures ne sont pas obligatoires pour une simple raison :

Chacun est libre de son évolution ! C’est ce qu’on nomme le libre arbitre.

Cela étant dit, il faut prendre en compte le fait que nous n’avons pas tous les mêmes facultés d’apprentissage au contact d’une même discipline et là ou certains vont mettre quelques semaines à comprendre et maîtriser une technique ou un principe théorique, d’autres vont mettre plusieurs mois, voire plusieurs années. Il en va de même pour les aptitudes physiques : certains partent de bien plus loin que d’autres. C’est bien pour cela qu’il serait stupide d’entrer dans une sorte de « compétition » avec les autres élèves et de partir dans une « course aux ceintures ». D’ailleurs, si je vous demande de ne pas porter vos ceintures à l’entraînement c’est pour éviter cela. Chacun choisit son rythme d’évolution par rapport à ce qu’il est et non par rapport à ce que sont les autres.

Je souhaite également rappeler que les Arts Martiaux offrent tellement de domaines de travail que les facilités qu’un pratiquant peut afficher dans l’un d’entre eux ne suffisent pas à faire de lui un Artiste Martial accompli. Contrairement à ce que certains pensent, être un Artiste Martial n’a jamais signifié être « un expert technique », « un athlète » ou encore un « philosophe du poing ». C’est bien autre chose, il y a le fond et la forme. D’ailleurs, ce terme « forme » résume bien ce que nous offrent les aspects physiques, techniques et théoriques des Arts Martiaux : un contenant. C’est-à-dire un être dont la pensée, le corps et les gestes épurés sont capables d’offrir à l’énergie (qu’elle soit vitale ou mécanique), une voie de circulation idéale entre la Terre et le Ciel, entre le sol et l’adversaire.

Mais ce contenant, s’il n’est pas rempli, reste une coquille vide. Certains passent toute leur vie à être des coquilles vides en pensant être des Artistes Martiaux car ils ne savent pas « remplir leur forme ». Ils exécutent des gestes conventionnels sans conviction, sans quête de vérité sur la valeur du geste ou du principe transmis. S’en tenir au contenant est facile et ne constitue pas réellement une voie de développement.

Une image me vient en tête pour approfondir mon propos : imaginez les formations théoriques, physiques et techniques des Arts Martiaux comme si elles étaient un langage. Le langage est un ensemble de mots élaborés pour désigner les choses. Lorsque nous avons l’intention d’exprimer quelque chose, le langage et l’intonation que nous lui donnons nous aident à nous faire comprendre. Le langage devient alors une forme que nous animons de notre intention. Si nous n’avons pas l’intention de dire quelque chose, le langage ne sert pas à rien. Nous pouvons travailler toute une vie à parfaire notre langage afin que celui-ci offre un support idéal pour décrire à merveille ce que nous souhaitons exprimer, mais il est ridicule de faire une démonstration de langage si on ne souhaite rien exprimer. Le langage est donc, comme les trois domaines de formation des Arts Martiaux, un contenant qui devient vivant grâce à l’intention qui se cache derrière les mots.

Ce que les Arts Martiaux nous invitent à faire c’est à remplir ce contenant d’énergie au moyen d’une intention claire et puissante. Cela demande une grande force de caractère, beaucoup de volonté et une grande confiance en soi. Il faut être, grâce à l’expérience, convaincu de la valeur de son action et être le plus sincère possible dans son exécution. Cela sous-entend qu’il ne faut pas imiter les standards requis par un style ou pire, imiter un autre pratiquant à travers ses gestes, son attitude ou sa philosophie de vie. Dans la vie, cela reviendrait à « porter un masque », c’est-à-dire à adopter un certain comportement afin de donner l’image de quelqu’un que l’on n’est pas. C’est se mentir à soi-même et aux autres. Lorsque la forme devient vivante, l’art est thérapeutique.

C’est un immense travail que celui d’allier la forme (la matière, la pierre) et l’esprit (le vivant, le « philosophal »). Faire circuler la vie et toute sa puissance dans notre véhicule terrestre est là tout l’objectif du pratiquant authentique. Un programme académique ne parviendra qu’à apporter les étapes d’une formation martiale théorique, physique et technique et les ceintures que vous obtiendrez ne reflèteront qu’un travail d’étude sur ces trois plans. C’est déjà un travail respectable puisqu’il forme « le contenant », mais il ne se suffit pas à lui-même pour un Artiste Martial car les vraies ceintures sont celles que la vie vous donne lorsque vous constatez que votre existence se transforme parce que vous vous êtes appliqué à vous transformer vous-même.

Brice AMIOT