Sifu ou Maître en Wing Chun, comme dans le monde des Arts Martiaux asiatiques en général, ne s’appuie pas sur des critères bien définis. De ce fait, le terme « Maître » (ou plutôt « Sifu » en cantonnais et « Shi Fu » en mandarin) est employé à toutes les sauces pour désigner un professeur. Mais qu’est-ce que ce terme signifie réellement ?
Sifu peut simplement signifier « enseignant » avec, bien entendu, une notion de respect. On l’emploie alors comme une formule de politesse qui serait l’équivalent de « Monsieur le professeur » dans notre langue Française.
« Sifu » peut également signifier « Maître » avec l’intention de reconnaître l’aptitude du professeur à présenter une certaine maîtrise technique et un minimum de compétences pédagogiques qui lui permettent de guider des étudiants dans leur apprentissage.
Mais au-delà de ces deux définitions se cache une autre notion plus subtile : celle de « Père ». Elle n’est pas forcément reçue de la même manière chez tout le monde et parfois, un professeur se voit, par cette dénomination, attribué d’un rôle qui ne lui correspond pas. Le Père est d’abord, selon l’esprit confucéen qui règne dans la culture Chinoise, le chef d’une famille. Il ordonne et on doit lui obéir. Ce pouvoir est légitime si l’homme en question dispose d’une grande maturité et d’une grande bienveillance à l’égard des membres de sa famille. Cette notion pouvait autrefois être posée en Chine sur les épaules du dirigeant d’une école traditionnelle à qui l’on confiait ses enfants pour qu’ils soient éduqués et formés. Les étudiants vivaient dans l’école comme une grande famille soumise à une hiérarchie et à des règles de vie en communauté. Il va sans dire qu’il serait aujourd’hui déplacé de considérer un enseignant d’arts martiaux comme un chef ayant le droit d’exiger n’importe quoi de ses élèves.
Parfois, certains étudiants attendent de leur Sifu qu’il soit un guide, un conseiller, un sage digne qu’on lui confie des problèmes personnels tout comme le serait un Père. Il n’est pas rare que certaines personnes pensent qu’un professeur d’arts martiaux est forcément un guide spirituel. Certains le sont. Si un professeur d’arts martiaux dispose d’une grande expérience de la vie, qu’il a une grande qualité d’écoute, qu’il est bienveillant, qu’il analyse les situations avec discernement sans laisser le filtre de son ego entraîner chez lui jugements ou partis pris et enfin qu’il a compris et mis en pratique la théorie de son art, effectivement, il pourra sûrement, à la lumière des enseignements martiaux, être de bon conseil. Cependant, ce n’est pas parce que l’on est professeur d’arts martiaux que l’on dispose de toutes ces qualités.
Il n’est également pas rare que derrière la prononciation du terme Sifu, certaines personnes nourrissent en elles le fantasme que leur professeur est un modèle, un homme parfait, tellement vertueux qu’aucune faiblesse humaine, aucune erreur de sa part n’est envisageable. Il est certes essentiel qu’il y ait une cohérence entre le discours d’un enseignant d’arts martiaux et sa manière de vivre ou de se comporter mais un élève doit regarder la voie avant de regarder l’homme qui la montre. La voie est pure, l’homme, lui, reste un Être en apprentissage. Tous les hommes sur Terre sont des Êtres en apprentissage. Le surhomme est un mythe. Un fantasme est une image idéale que l’on se forme d’une personne ou d’une situation. Elle se construit sur la base de ce que nous estimons être de l’ordre du sublime, du juste ou encore du parfait selon des critères très personnels. Nous pouvons nous envoûter nous-même d’un fantasme et y croire tellement que si ce que nous rencontrons ne correspond pas à nos attentes, nous nous insurgeons, nous sommes déçus et l’objet de notre fantasme en devient le coupable. À mon sens, nourrir des fantasmes est un jeu dangereux et il est de toute façon préférable, aujourd’hui, d’éviter de s’attacher à la notion de « Père » cachée derrière le terme Sifu.
Si l’on s’attache uniquement à la définition de professeur, on devient Sifu dès lors que l’on commence à enseigner. Il faut pour cela en avoir la capacité et le droit. La capacité s’obtient d’abord par un bagage d’études de plusieurs années auprès d’un ou plusieurs enseignants officiellement reconnus grâce à un lignage précis et vérifiable. Bien entendu, elle s’obtient également par une aptitude à présenter et organiser des contenus pédagogiques clairs, logiques et adaptés au type de public présent dans les cours.
Le droit, lui, s’obtient dans un premier temps par la validation d’un Sifu ou mieux par celle d’un Grand Maître (le fondateur d’un style, c’est-à-dire d’une manière officiellement reconnue de pratiquer, de faire évoluer et de transmettre l’art). Dans un second temps, il s’établit, dans notre pays en tous cas, par l’obtention de grades et de diplômes fédéraux. Cela signifie qu’une fédération nationale disposant d’une délégation ministérielle pour l’organisation de la pratique et de l’enseignement des arts martiaux doit donner son accord. Sans cet accord pouvant prendre la forme d’un diplôme d’assistant fédéral, d’un diplôme d’instructeur fédéral, d’un contrat de qualification professionnelle ou d’un brevet d’état (DEJEPS), il est normalement illégal d’enseigner.
Si l’on s’attache à la notion de « Maître » dans le sens technique du terme, il faut, en plus de tout cela, exceller dans l’art et ce, au point d’être considéré comme un pratiquant exceptionnel et inspirant.
Si l’on se réfère à une définition plus subtile et plus proche qui comprendrait des paramètres d’ordre spirituels, pour moi, un homme devient un Maître lorsque par son étude des arts martiaux (ou d’une toute autre discipline), il est parvenu à vaincre la notion de dualité. Il s’est élevé au-dessus d’une conception purement égotique de lui-même pour rencontrer l’essence immortelle de son Être. Il vit en conscience, relié à la magie de l’instant présent, unifié et complètement maître de son corps, de ses désirs, de ses sentiments et de ses pensées. Il ne se laisse pas décentrer par son environnement. IL EST … tout simplement. J’ai conscience que cette définition peut ne pas être appréhendée facilement. Elle constitue néanmoins l’objectif originel des étudiants en arts martiaux, objectif oublié avec la « sportisation » de ces disciplines et le faible dessein des hommes modernes.
Comme dans tous les domaines, on observe dans le Wing Chun, certaines dérives de la part de professeurs qui s’identifient à un rôle qu’ils veulent jouer ou que l’on veut qu’ils jouent. Ce rôle est souvent inspiré par les films, les séries, les dessins animés ou les récits à succès dans lesquels les arts martiaux ont une place centrale. Le Sifu y est souvent vu comme un héros solitaire doté d’une grande habilité technique, d’une grande prestance, d’une grande force et d’une grande sagesse. Lorsqu’il entre dans un lieu, un respectueux silence s’établit immédiatement. Les têtes s’inclinent et les genoux tremblent. Ces clichés peuvent mener des Êtres à vouloir ressembler à des personnages fictifs et à se décentrer des devoirs qui incombent prioritairement à un enseignant d’art martiaux. La forme passe avant le fond et dans un tel contexte, le professeur, en s’acharnant à se mettre en scène, fait barrage à la lumière émanant de la voie qu’il se doit de pointer du doigt. En écrivant ces lignes, je pense à ce professeur qui se balade en robe traditionnelle chinoise en affichant un air supérieur, marchant au milieu de ses élèves la tête haute et les mains réunies dans le bas du dos. Ce même professeur qui n'hésite pas à être autoritaire, rabaissant, méprisant et parfois blessant verbalement ou physiquement, ce « sinistre connard » (pardonnez-moi l’expression) qui a oublié l’humilité et la reconnaissance que sa fonction exige et qui se permet en plus des leçons de vie ou de morale qu’il est lui-même incapable d’appliquer.
La « Sifu mania » désigne cette qualification imprécise et ambiguë que l’on s’octroie aujourd’hui presque systématiquement dès lors que l’on se met à donner quelques directives martiales autour de soi. Il est indiscutable que le terme a perdu toute sa puissance. Lorsque l’on pense que Yip Man lui-même estimait ne pas être digne d’une telle dénomination… (il préférait qu’on l’appelle « oncle »)
D’autres éminents professeurs refusent également ce qualificatif qu’ils jugent à présent inadapté car trop représentatif d’un statut appartenant à une époque révolue. Je fais partie de ceux-là et je préfère me considérer comme un passeur de savoirs. Ceci me permet de ne pas m’identifier à un quelconque rôle et de ne pas oublier que je ne fais que présenter des éléments qui ne m’appartiennent pas. C’est à mon sens une bonne manière d’éviter de tomber dans certains pièges égotiques et de ne pas s’enfermer dans un rôle étouffant. Mes élèves sont plus à même de me considérer comme un homme simple qui, comme eux, fait ce qu’il peut pour avancer sur la voie qu’il a choisi de parcourir et de montrer parce que celle-ci lui semble belle, digne d’être parcourue. Un homme qui comme les autres, peut trébucher, s’écarter du chemin, voir même parfois se perdre un peu…
Cette phrase, je l’ai entendu des milliers de fois. Beaucoup de pratiquants se sont en effet présentés à moi de la sorte en justifiant en plus ce propos par une liste d’arguments bien représentatifs de leurs connaissances du sujet des arts martiaux :
Bref, tout un tas d’arguments débiles et irrecevables qui ne justifient finalement que leur bêtise et leur incapacité à comprendre que s’ils avaient effectivement un « vrai » Maître, un tel propos ne pourraient en aucun cas sortir de leur bouche. L’expérience auprès d’un Maître digne de ce nom, nous apprend que la notion de vérité est personnelle, que l’humilité est la première des vertus martiales, que comme nous l’avons vu, la notion de Maître dans les arts martiaux est très floue et enfin que seule la richesse d’un enseignement constructif et épanouissant peut éventuellement justifier qu’on place un enseignant sur un piédestal.
Ainsi s’achève cet article qui je l’espère, vous aura permis de nuancer ce terme de Maître qui dans notre langue, peut prêter à confusion et nous amener à lui attribuer trop de pouvoir. Seuls les chiens ou les esclaves ont besoin d’un Maître tel que nous le concevons. Un être humain, lui, a parfois besoin d’un professeur, d’un modèle technique ou d’un « éveilleur » mais certainement pas d’un dictateur. Ces quelques dernières années m’ont amené à constater qu’il était confortable pour bon nombre d’humains de laisser à d’autres le pouvoir de leur dire comment vivre. Une déresponsabilisation aveugle massive en termes de santé et d’écologie qui, au nom de la liberté de consommer, s’opère assez facilement au sein d’une nation est pour moi un bel exemple de l’état d’esclave que cette dernière est prête à accepter. Les arts martiaux ont toujours défendu les libertés, ils ne peuvent donc pas intégrer les concepts que le mot Maître implique chez nous. Un « vrai » Maître d’Arts Martiaux devrait finalement amener ses élèves à devenir leur propre Maître au quotidien.
Brice AMIOT pour A.M.E.S.